Il est minuit et je n’arrive pas à dormir. Je me tourne et me retourne sous mes couvertures, agité. Je suis trans. Je suis non-binaire. Ça fait une semaine que je l’ai compris et maintenant mes émotions et mes pensées forment des pelotes emmêlées dans ma tête. J’essaie de tirer les fils, de faire le tri. Le mois dernier je ne savais même pas que ça existait, d’être non-binaire. Je pensais qu’on ne pouvait être qu’un garçon ou une fille, c’est tout. Ma famille, mes amis, mes professeurs, personne ne m’en a jamais parlé. Aujourd’hui j’ai 24 ans et j’oscille entre les moments où je crois me comprendre enfin et celles où j’ai la sensation de faire des histoires pour rien et d’être juste une fille qui saoule tout le monde. En apparence, les choses semblent simples. J’ai une vulve, un vagin, un utérus, une poitrine, pas de barbe, on s’est toujours adressé à moi et comporté avec moi comme avec les autres filles. Est-ce qu’il faut vraiment toujours que je cherche les ennuis là où il n’y en a pas ?
On ne m’a jamais expliqué qu’il existait une différence entre le sexe et le genre. Je pensais que si on naissait avec une vulve on était une fille, que les personnes qui ont un pénis sont forcément des garçons. On ne m’a jamais dit que le sexe est une donnée physique, le genre une conception profonde de soi-même, intime et cérébral, un ressenti. On ne m’a jamais dit que le sexe et le genre n’étaient pas forcément liés, qu’il existe des filles avec des pénis, des garçons avec des vagins, des personnes intersexes dont les caractéristiques ne rentrent pas dans les cases de la binarité. Mes croyances vacillent maintenant que je découvre tout ça. Et moi, je suis qui alors ? Comment je me sens dans ma tête ? Comme une fille ? Non. J’ai essayé d’en être une et ça ne me convient pas du tout. Un garçon ? Pas vraiment non plus, même si certains côtés sont plus attirants. Mais ça veut dire quoi, être une fille ou un garçon ? Sur quoi est-ce que je me base pour le savoir ? Des stéréotypes ? Comme si on pouvait cocher les cases dans un tableau. J’aime jouer au foot : un point dans la colonne garçon. J’aime cuisiner : un point pour les filles. Non. Je dois questionner mes propres notions, mes propres ressentis. Et ce qu’ils me disent c’est que je ne me sens ni vraiment un garçon, ni vraiment une fille.
J’ai l’impression que plus je tire sur les pelotes, plus elles se resserrent et font des nœuds.
J’attrape mon téléphone et ouvre le fil d’un réseau social. Les photos défilent les unes après les autres. Je me suis abonné à des comptes de personnes non-binaires très pédagogues, leurs posts m’aident parfois à y voir plus clair, à comprendre, à me reconnaitre. Je tombe sur l’un d’eux. « Tu es légitime » est écrit en lettres violettes. Je m’arrête. Je pose mon téléphone, je réfléchis à nouveau. Comment savoir si je suis légitime ? Si je suis vraiment une personne transgenre non-binaire ? Que ce n’est pas une phase ? Dans tout ce que j’ai vu sur les réseaux sociaux, il n’y a aucune personne de plus de trente ans qui se dit non-binaire. Est-ce que ça ne serait pas une preuve que cette sensation est éphémère ? Est-ce qu’on peut vraiment être parent et non-binaire ? Être un bon professionnel non-binaire ? Vieillir, voir son visage se rider, ses cheveux se teinter de blanc, et toujours être non-binaire ? Je n’ai jamais rencontré de personne non-binaire, je n’en ai pas dans mon entourage, ou alors les personnes ne me l’ont jamais dit. J’ai une bonne amie transgenre par contre. Elle sait depuis toujours qu’elle est une fille, le chemin a été long et difficile pour elle, elle craignait la réaction de ses parents, qui ne sont pas bienveillants sur ces sujets. Au moins je n’ai pas ce problème, je sais que ma famille acceptera, bien que l’idée de faire un coming out en face d’eux me terrorise. Je devais avoir cinq ans quand mon père nous a dit, à mes sœurs aînées et moi : « Vous savez les filles, si vous êtes lesbiennes ce n’est pas grave. » J’ai noté l’information dans ma tête sans comprendre ce que ça voulait dire. Mais au moins je savais que ce n’était pas grave. Par contre, personne ne m’a jamais dit « Tu sais, si tu n’es pas une fille ce n’est pas grave ». Alors avec toutes les questions que je me pose cette nuit, je trouve ça grave. Je ne comprends pas comment je pourrais grandir et évoluer en tant que personne non-binaire. Je n’ai aucun modèle, je ne vois que les gens sur les réseaux sociaux. Je panique. Est-ce que je suis vraiment légitime ? Comment faire pour en être sûr ?
Soudain, quelque chose me revient en mémoire. Un souvenir. Je tire le fil. Un second apparait, puis un troisième. Tout s’éclaire. Je comprends qu’il y avait des indices depuis le début, que la vie a semé sur mon chemin des cailloux blancs, une route qu’il me faut suivre pour comprendre qui je suis. Mon cœur bat plus vite. J’attrape un carnet et un crayon de bois sur ma table de nuit et j’inscris, en haut de la page :
« Quand tu te demandes si t’es légitime, si t’es pas juste une meuf qui fait chier les gens »
J’écris, je noircis le papier d’anecdotes et de souvenirs. Je remonte le temps, j’enquête au fond de moi comme un policier remonterait la piste d’un crime. Mais plus j’écris, plus je me rends compte que l’assassin, ce n’est pas moi. Tout ce que j’ai fait, c’est être moi-même, tenter d’évoluer dans une société qui a essayé de me faire croire que ce que je ressens n’existe pas. Je traque les indices, crayon à la main. Les indices qui m’ont conduit à cette nuit, à la découverte de moi-même.
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