Chapitre 2

Jeudi 8 mai 2003

 "Souviens-toi que dans la cour d’école, quand les autres jouaient aux garçons attrapent les filles tu préférais toujours rester sur ton banc plutôt que de jouer à ça"


  ​Ce souvenir me revient comme un flash, comme si ma mémoire l’avait mis de côté bien au chaud pendant des années en attendant que je retombe dessus en faisant le ménage dans ma tête. C’était un des seuls jeux que je refusais de faire avec les autres. Est-ce que j’avais déjà un léger malaise à l’idée de choisir un camp ? Soit les filles, soit les garçons ? Ou refusais-je de jouer parce que les filles perdaient tout le temps et que je ne voulais pas perdre ? Je ne sais pas. Mais je me rends compte que dans l’enfance, j’ai des tas de souvenirs comme celui-là.

​Que ce soit avec mes copains et copines d’école ou avec mon cousin, qui vivait dans mon village et était d’un an mon cadet, j’ai toujours joué des rôles de garçons dans nos jeux. Je m’appelais Tom. J’étais dresseur de monstres de poche, aventurier, magicien, champion de football. Mais jamais dresseuse, ni aventurière, ni magicienne. Ça ne posait de problème à personne, c’était super, je pouvais être qui je voulais. Et ça arrangeait bien les filles, quand elles voulaient jouer au « papa et la maman » et qu’il n’y avait pas de garçons pour faire le papa. Au début des années 2000, jamais je n’ai pensé une seule seconde qu’on pouvait jouer « aux papas » ou « aux mamans ».

​J’avais quand même des périodes où je jouais à la Barbie, mais la plupart du temps elles restaient rangées. Je préférais inventer des histoires avec mes Playmobil, qui ne m’ont pas lâché jusqu’au collège où on m’a fait comprendre que j’étais trop âgé pour pouvoir continuer à y jouer.

​Mes personnages de dessins animés préférés étaient aussi des garçons. Cartouche, Georges Rétrécit, Sacha. Je détestais les Totally Spies et leurs héroïnes ultra féminines qui se battent avec leur rouge à lèvre. Quelques personnages féminins tout de même trouvé grâce à mes yeux. Kim Possible, Mia de Galactic Football. Des héroïnes fortes mais avec un côté masculin quand même.

​Je ne crois pas avoir eu une éducation particulièrement genrée car j’ai grandi dans un petit village de campagne et j’ai deux sœurs aînées. J’avais ma part de corvées ménagères, mes parents me laissaient me salir et trouer les genoux de mes pantalons quand j’allais jouer dehors avec les autres enfants du village, je jouais parfois aux petites voitures et ça ne posait pas de problème, j’allais pêcher avec mon père certains weekend.

​Quelques enfants disaient que j’étais un garçon manqué. Je crois que j’aimais bien ça, parce que je voulais être un garçon et que je le comprenais comme « tu es presque un garçon » ou « tu aurais dû être un garçon ». Pourtant aujourd’hui je trouve terrible de définir quelqu’un par quelque chose de raté. Mais à l’époque ça ne me dérangeait pas.

​Les choses sont devenues plus compliquées à la puberté. Mes seins ont poussé en CM2 et j’avais honte parce que j’étais la seule personne à en avoir. Un jour, des garçons sont venus me voir et se sont moqués de moi parce qu’on les voyait sous mon tee-shirt. Je me suis senti humilié. Ma mère m’a acheté des brassières et je ne portais plus que des tee-shirts de sport très grands.

​Pendant longtemps je ne me suis pas senti à l’aise parmi les groupes non mixtes. On m’invitait à des soirées filles et je me sentais différent sans réussir à comprendre pourquoi. La plupart du temps je n’arrivais pas à m’intégrer aux conversations et aux rigolades. Je m’ennuyais un peu je crois. Mais j’aimais le côté potins et la liberté totale, l’impudeur qu’on avait entre nous. On pouvait se mettre en pyjama les unes devant les autres ; quand on a grandi certaines copines alcoolisées s’amusaient à embrasser toutes les autres à la chaîne. Je m’amusais dans ces moments-là. Mais la plupart du temps, quand j’ouvrais la bouche pour dire quelque chose, j’avais l’impression d’être à côté, de n’avoir qu’à demi ma place parmi elles.

​Dans les groupes de garçons c’était mieux, mais il y avait aussi un décalage. Je n’aime presque pas l’alcool et mes amis en parlaient beaucoup. Certains de leurs sujets de conversation m’intéressaient, les jeux vidéo notamment. Je me sentais un peu mieux avec eux qu’avec les filles, je me fondais dans le décor avec mes baggy et mes sweats à capuche. Mais j’avais du mal à trouver ma place, à affirmer qui j’étais et à faire entendre ma voix. Sexisme ? Timidité ? J’ai du mal à savoir. 

​De nombreuses fois je me suis senti à part, pas comme les autres, mais je n’arrivais pas à comprendre pourquoi. Quelque chose semblait clocher chez moi. J’étais toujours la même personne à l’intérieur, cet enfant qui troue ses pantalons et grimpe aux arbres, mais les autres avaient pris des chemins différents. Je peux l’analyser aujourd’hui avec du recul, j’en étais incapable à l’époque. Je comprends maintenant que mes amies se construisaient en tant que filles, et mes amis en tant que garçons. Et j’étais incapable de choisir un camp. À l’école primaire ça ne semblait poser de problème à personne, mais les hormones et les normes de la société ont bouleversé tout ça.

​En grandissant, on m’a fait comprendre qu’il fallait que je me cantonne au camp qu’on avait choisi pour moi. J’étais adolescent, le chemin était tout tracé, je n’avais qu’à le suivre.


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