"Souviens-toi quand on te demandait "Quand est-ce que tu t’habilles en fille ?"
Je me sentais à part, mais on m’a bien fait comprendre depuis l’adolescence qu’il fallait se conformer aux normes qu’on avait choisies pour moi en fonction de mon assignation de naissance. Puisque je possède un utérus et tous les accessoires qui vont avec, une poitrine et qu’à priori les hormones de mon corps sont semblables à celles de toutes les filles, j’étais une fille et il fallait que ça se voit, que je me comporte comme telle.
J’ai tant de souvenirs douloureux où on me reprochait mes goûts et mes choix. Mon père, quand j’allais dîner chez lui, me demandait parfois « Quand est-ce que tu t’habilles en fille ? ». Heureusement, ma belle-mère me défendait, je lui en étais très reconnaissant. De la même manière, ma mère me disait que si je portais des vêtements larges c’était pour cacher mon corps, comme si on ne pouvait pas être une fille et aimer porter des vêtements larges.
On essayait aussi de me faire comprendre que mon corps devait rester dans la norme. Quand j’étais enfant, je mangeais beaucoup. J’ai toujours adoré manger, c’est une grande source de plaisir pour moi. Je me resservais quatre fois à la cantine le midi. Un soir, à table, une de mes sœurs m’a dit « Si tu continues à manger autant tu vas devenir obèse ». Elle avait elle-même des problèmes avec la nourriture et devait dire tout haut ses peurs vis-à-vis de son propre corps. Mais la grossophobie a été assez présente dans mon adolescence.
Concernant ma façon de parler, j’avais l’air d’avoir quelque chose de désopilant. On me disait que je parlais « comme un charretier », mes amis se moquaient parce que je parlais « comme un camionneur ». Je me souviens d’un jour, au restaurant avec une partie de mes oncles, tantes, cousins et cousines, avoir commandé mon plat et entendre, une fois le serveur parti, l’écho de la phrase que j’avais dite reprit en chœur, rires à l’appui.
Adolescent, j’étais timide. J’avais du mal à m’affirmer dans les conversations, à prendre la parole, à faire entendre ma voix et mes opinions. J’étais particulièrement mal à l’aise si j’entrais quelque part et qu’on me regardait approcher. J’avais l’impression d’être maladroit, gauche, un peu simplet de ne pas réussir à déplacer mon corps avec l’assurance que j’aurais eu envie d’avoir.
Mais ce qui a été le plus difficile, c’est que je ressentais un besoin de plus en plus fort d’aimer et d’être aimé, de donner à une autre personne tout l’amour et toute la tendresse qui palpitait en moi. Je tombais amoureux très vite des garçons, et tous me rejetaient. Je ne comprenais pas car j’étais certain que jamais ils ne pourraient être aimés comme je les aimerais. J’avais tellement à donner. J’ai commencé à faire des crises d’angoisse à cause de ça. Je voulais donner, mais ceux qui me plaisaient ne voulaient pas recevoir ce genre d’attentions de ma part. Un jour, j’ai entendu une copine dire à une autre : « Faut pas s’étonner. Sortir avec elle c’est comme sortir avec un garçon. »
Alors j’ai essayé de rentrer dans le moule. De performer le genre féminin pour qu’on me fiche la paix. Être une fille pour être aimée et pour qu’on arrête de se moquer de moi.
J’ai alterné les périodes où j’essayais de porter des robes et celles où je craquais et remettais des sweats. Je me sentais mal dans les deux cas. Je n’aimais pas les robes et ce n’était pas ok de porter des sweats parce que je cachais mon corps. J’avais intériorisé les paroles qu’on m’avait dites. Pendant des années j’ai cherché mon style vestimentaire en me cantonnant au rayon « fille » tout en lorgnant sur le rayon « garçon » avec envie. Mais je ne pouvais pas m’habiller au rayon « garçon » parce que je n’en étais pas un. Je devais rester dans la case qu’on m’avait choisie.
Pendant les séances shopping, je regardais avec envie ma sœur, à qui les robes allaient si bien et que je trouvais si belle, et je ne comprenais pas pourquoi j’étais aussi mal à l’aise dedans.
J’essayais de mettre des robes quand j’allais voir mon père pour qu’il ne me demande plus à quel moment j’allais m’habiller en fille. J’ai appris à vivre en ayant les cheveux détachés parce que c’était plus féminin. Je me maquillais un peu les yeux avec de l’eyeliner et on me disait que c’était joli.
Dans les périodes où je remettais mes vêtements larges et plus « masculins », mon meilleur ami me disait que j’étais moi, que c’était cette image de moi qu’il gardait. Je n’ai compris que récemment qu’il avait raison, que c’était comme ça que j’étais moi-même. Je ne m’étais pas encore rendu compte que ce qui m’empêchait d’être moi-même, c’était toutes ces pensées qu’on m’a inculquées et que j’avais intériorisées.
Pourtant, je continuais à trouver que les plus belles filles étaient celles qui s’habillaient « comme des garçons », en parallèle je trouvais insipides celles qui s’habillaient comme toutes les autres, de manière féminine, et qui portaient des bijoux.
Vous vous souvenez de ces jeux pour bébés où il faut faire rentrer des formes géométriques dans les bons trous ? J’avais l’impression qu’il y avait les sphères et les cubes, mais que j’étais une pyramide. Pour pouvoir rentrer dans les cases et ne pas énerver l’enfant qui joue, j’ai fait mon possible pour me changer en sphère. C’est douloureux, de passer pour quelqu’un qu’on n’est pas. J’ai essayé peu à peu de reprendre ma forme initiale en grandissant. J’avançais pas à pas, lentement. Jusqu’au jour où la révélation est arrivée et que j’ai compris qui j’étais.
Je traînais sur internet quand j’ai vu ce terme apparaître : non-binaire. J’ai lu la définition et tout s’est éclairé. Une personne non-binaire, c’est une personne qui n’est ni une fille ni un garçon, ou un peu des deux. En tous cas c’est une personne qui ne se reconnait pas dans la binarité des genres. Ce jour-là, hébété, j’ai découvert qu’il y avait d’autres personnes-pyramides et que tout ça, c’était ok.
Chapitre 3