« Souviens-toi de la sensation de malaise qui t’a saisi quand t’as pris conscience du fossé entre qui tu es vraiment et ce qui paraissait de toi à l’extérieur »
Quelques jours après Noël, une amie photographe m’offre un cadeau merveilleux : un calendrier avec des photos de la plupart de mes amis proches. Elle avait tenu à ce que j’apparaisse dedans aussi, on avait donc fait un shooting en amont et je n’avais pas vu les photos avant de déballer le cadeau. Le choc a été très violent. Mes amis étaient tels que je les connais sur les photos, fidèles à eux-mêmes. Mais je n’arrivais pas à me regarder. Parce que sur les photos ce n’était pas moi. J’ai pris conscience de la différence inouïe entre la perception que j’avais de mon corps et ce qu’il renvoyait aux autres. Je me percevais comme un être humain, avec un corps neutre, pas particulièrement genré. Mais les photos me renvoyaient l’image d’une fille. Les jours d’après ont été compliqués à gérer émotionnellement, je devais faire quelque chose. Mais quoi ? Et comment être davantage moi-même ?
J’ai commencé à soulever le problème et à réfléchir, mais je n’avais pas tous les outils. Il me manquait un mot. Pour comprendre pourquoi j’étais différent, pourquoi j’étais tellement en colère tous les matins lorsque je passais devant ce sans-abri qui m’interpelait par un « bella » sur la route du travail. Et puis un jour, le mot non-binaire est apparu et tout s’est éclairé.
J’avais le droit de n’être ni une fille ni un garçon, je n’étais pas le seul à le ressentir. J’avais le droit de porter les vêtements de mon choix, la coupe de cheveux de mon choix. Comprendre que j’étais non-binaire m’a permis de légitimer mes envies. Je suis non-binaire donc j’ai le droit de m’habiller au rayon garçon. Je ne suis pas une fille donc j’ai le droit de me tondre la tête. Un mot m’a permis de briser les barrières que j’avais forgées dans mon esprit depuis l’enfance.
Cependant, malgré ma libération nouvelle, le regard des gens sur mon corps est toujours problématique. Quand j’arrive quelque part, on cherche à me genrer. En permanence. La politesse m’oppresse. Les « bonjour Madame » et « Bonjour Monsieur » me mettent très mal à l’aise. Parce que j’ai compris que je n’étais ni Madame ni Monsieur. La version neutre de ces formes me plaît : Mixe, abrégé en Mx (oui, comme mon nom de plume !). Mais personne ou presque ne connait ce mot, et je n’ai jamais vu personne l’utiliser. Aujourd’hui, je ne comprends plus comment les gens me perçoivent. Pourquoi certains jours c’est davantage Monsieur et le lendemain je n’ai que des Madame ? Je ne comprends pas.
Mes collègues, qui me connaissent toujours sous mon prénom de naissance et à qui je n’ai pas fait mon coming out, utilisent énormément de phrases genrées. Je ne leur en veux pas car je ne leur ai jamais dit que je n’étais pas une fille. Mais la société genre constamment. Les « salut les filles », « Bonjour Messieurs-dames » sont quotidiens. J’ai la chance d’avoir des collègues très safes, ceux à qui j’ai fait mon coming out font attention maintenant et se reprennent quand ils utilisent ces expressions. C’est très mignon !
Mon expression de genre androgyne me permet parfois d’éviter ces formules de politesse destructrices avec les inconnus. Mais la plupart du temps, lorsque les commerçants ou les usagers de la médiathèque où je travaille entendent ma voix, ils finissent par un « au revoir Madame ». Je me sens obligé de modifier ma voix pour qu’on ne me genre pas et ce n’est pas agréable du tout. J’adore pouvoir lancer des « Bonjour ! » chantant pour montrer ma bonne humeur et la propager. Mais je refuse de le faire pour éviter les « Madame » en retour. C’est compliqué à gérer, je fais ce qui est le mieux pour ma santé mentale.
Mon expression de genre androgyne m’a également permis de gagner des privilèges dans la rue. À l’époque où je portais des vêtements dits « féminins » et les cheveux longs, je ne compte plus le nombre de fois où je me suis fait harceler. Les regards, les types qui viennent m’accoster et continuent de me parler alors que je suis en train de lire et que je fuis leur regard. Un jour, dans le bus pour aller à la fac, j’étais en sarouel, un pantalon de toile ultra large. Un homme s’est assis à côté de moi, sur la jambe de mon pantalon, et a posé sa main contre ma cuisse. Je suis descendu un arrêt plus tôt et suis arrivé en retard en cours. Un autre jour, un type m’a lancé un « salope » gratuit alors que j’étais juste debout dans le tramway.
Depuis que j’ai un look androgyne, absolument aucune personne ne m’arrête dans la rue. J’ai toujours de vieilles peurs en moi, quand je suis seul en plein centre-ville et que je passe devant des groupes de mecs qui n’ont pas l’air safe. En partie aussi car je porte des pins arc-en-ciel et non-binaire sur la bretelle de mon sac à dos. Mais jamais on ne me parle, jamais on ne me fait d’avances. J’ai gagné en sécurité. Je ne suis plus un objet de convoitise, juste un être humain. C’est terrifiant de voir les droits que pensent avoir certains hommes sur les personnes qui semblent être – ou sont – des femmes.
À part ça, je n’ai pas l’impression que le regard des autres sur moi ait changé. Même mon copain, qui a suivi mon processus de découverte de la non-binarité et mon chemin vers l’affirmation de mon identité m’a dit, un jour où je lui ai demandé s’il voyait mon corps comme neutre ou genré : « Tu as une poitrine, des formes, un sexe féminin, donc je vois un corps de fille ». J’ai compris qu’il n’y aurait probablement que moi qui verrais mon corps comme un corps d’être humain, neutre. Peut-être qu’une autre personne non-binaire ou une personne très déconstruite le verrais aussi. Tant qu’on respecte mon prénom et mes pronoms, qu’on ne m’appelle ni Madame ni Monsieur, peut-être que ça n’a pas vraiment d’importance. Car je sais qui je suis à présent.
Même si se construire en-dehors des codes, sans représentations, a été compliqué.
Chapitre 4