Prologue

​D’énormes flocons tombaient sur le village sans discontinuer depuis des semaines, le plongeant dans le silence et le froid de la mort. Les maisons du bourg, semblables à des visages fatigués emmitouflés dans des écharpes de coton, croulaient sous le poids de la neige. Le vent s’infiltrait dans les interstices des volets et des portes et formait du givre sur les planchers. Seules les lueurs des lampes et la fumée des cheminées suggéraient que des habitants vivaient toujours là, au creux des collines immaculées.

               La lune presque ronde étincelait au milieu du ciel d’un noir d’encre, nimbait de lumière le village endormi. Dans les rues désertes, les flocons avaient effacé les dernières traces de pas depuis longtemps. Rien ne bougeait plus depuis de longues heures, jusqu’à ce qu’une silhouette apparaisse et referme derrière elle la porte d’une ferme excentrée.

               Alexi se maudissait en resserrant les pans de sa cape autour de ses épaules. Le vent glacial fouettait ses joues et sa gorge, le froid gelait toute trace d’humidité avant qu’elle ne s’échappe de son nez ou de sa bouche, ses bottes de cuir rapiécées s’enfonçaient jusqu’à mi-mollet dans la neige. Son ascension de la colline, jusqu’au village, se révélait difficile, mais elle désirait, pour une fois, côtoyer autre chose que ses vaches, ses chèvres, ses moutons et ses porcs. Elle ne s’estimait toujours pas prête à encaisser les regards que lui lanceraient les autres, mais le serait-elle vraiment un jour ?

               La jeune femme haletait, les muscles des jambes en feu, alors qu’elle gravissait la colline enneigée. La buée de son souffle s’envolait dans l’air par à-coup à chaque expiration. Lorsqu’elle atteignit les premières maisons du bourg, elle avisa le puits gelé avant de réprimer un frisson. L’endroit ressemblait à un village fantôme.

               Alexi bifurqua à gauche vers le seul bâtiment aux fenêtres sans volets. Les lueurs dorées des lampes l’attiraient comme un insecte. Aucune pancarte n’indiquait le nom de l’établissement, mais le village n’accueillait pas souvent de nouveaux venus. Personne ou presque n’empruntait la route qui menait aux confins du monde.

               Elle donna de petits coups de pied contre les marches pour faire tomber la neige de ses bottes avant d’entrer dans la taverne. Des éclats de voix assaillirent ses tympans et le contraste entre la chaleur de l’endroit et le froid du dehors ébranla son corps. Elle ôta sa capuche pour libérer son abondante chevelure rousse en baissant les yeux pour éviter de croiser le regard de quelqu’un. La vingtaine d’habitués regroupés autour des tables et du comptoir apportaient avec eux des relents de transpiration et d’alcool au milieu du chahut provoqué par leurs rires, leurs disputes et le fracas de leurs chopes qui s’entrechoquaient. Par bonheur, personne ne remarqua Alexi.

               Aidée par sa grande taille, elle se fraya un chemin jusqu’au bar, où les trois enfants de Bigg servaient ce soir. La fermière commanda une bière et fourra dans la main de la plus jeune des filles une pièce en récupérant sa chope. Elle s’agaça de lire la pitié dans les yeux de la tenancière.

               Tout ici lui rappelait son frère et les souvenirs qu’il avait laissés derrière lui. Elle s’attendait presque à le voir surgir par la porte. Son esprit lui jouait ce genre de tour depuis des mois. Tous les matins, elle s’imaginait ses éclats de voix qui la pressaient de se lever pour nourrir les animaux. Alexi avait éprouvé la même chose à la mort de ses parents.

               Elle but une gorgée de bière et l’alcool réchauffa ses membres endoloris par le froid et l’exercice. Elle détestait le travail physique et haïssait la ferme plus que tout au monde. Mais il fallait bien qu’elle gagne sa vie. Une seule chose lui permettait de tenir le coup : les histoires.

               Autour d’elle, des éclats de rire retentissaient au milieu du tintamarre. Quelqu’un la bouscula et renversa un peu de sa bière sur le comptoir. Alexi se retourna en fronçant les sourcils, mais impossible de déterminer qui l’avait poussée. Au fond de la salle, une silhouette encapuchonnée attira alors son attention.    

               — Parait qu’on l’a vu près d’Anjou-les-Belou, prétendit un homme à la voix de stentor au milieu d’un groupe de buveurs.

               Alexi dressa l’oreille en priant pour que les ivrognes soient bien en train de parler de celui auquel elle pensait.

            — Anjou-les-Belou n’est qu’à quatre jours d’ici ! s’exclama une femme à la voix chevrotante. Qu’est-ce que le Bouclier viendrait faire en plein hiver dans la région ?

               — On prétend qu’il est sur la piste d’un monstre. Vous avez pas entendu parler du petit de Laszlo le charpentier ?

               Personne autour de la table ne répondit. L’homme prolongea le silence pour ménager son effet. Alexi se rapprocha pour l’entendre expliquer à voix basse :

               — Son fils a disparu et le meunier a assuré avoir aperçu une créature s’enfuir du village. Un monstre énorme, avec une tête de taureau. Il est parti en direction de la forêt et croyez-le ou non, mais depuis cette nuit-là ils entendent de drôles de bruits là-bas. M’est d’avis que le Bouclier lui donne la chasse en ce moment-même.

               Le cœur d’Alexi se mit à battre plus vite. Ils parlaient de la même personne depuis des mois. Un héros sur lequel on avait écrit des chansons qui leur étaient parvenues même dans leur hameau du bout du monde. On ne connaissait pas son nom, juste son titre : le Bouclier d’Ascarrade. Il s’agissait d’un guerrier — ou une guerrière, les versions se contredisaient — le meilleur mage bleu du royaume. On racontait qu’il avait vécu d’incroyables aventures au palais royal de Khan-la-Garde. Combats magiques à l’épée, enquêtes dans les tréfonds de la capitale pour déjouer de sombres complots, chevauchées sauvages dans la campagne pendant lesquels il secourait les plus démunis. Et pour une raison obscure, lorsque la famille royale l’avait récompensé pour ses exploits, il s’était enfui du palais en pleine nuit pour ne plus jamais y revenir. Depuis, il voyageait à travers le royaume pour rendre service en échange de quelques pièces.

               Ces récits captivaient Alexi, qui n’avait dans sa vie expérimenté que les mornes et répétitives corvées de la ferme. Lorsqu’elle travaillait, son esprit vagabondait aux côtés du Bouclier, s’imaginait vivre d’incroyables épopées en sa compagnie, chassant les monstres et les brigands. Il lui arrivait même de rêver de lui. Elle rougit derrière sa chope en se rappelant les détails de ses songes de la nuit passée.

               Ces histoires ne profitaient pas qu’à Alexi. Depuis l’avènement du Bouclier, Bigg s’enrichissait plus que jamais. Il se plaisait à répéter à ses clients, tout en empochant leur argent, que si on pouvait tirer un enseignement de ces récits, c’était que le bonheur ne se trouvait nullement dans les richesses matérielles.

               Tout en écoutant la conversation des hommes d’à côté, Alexi n’avait pas quitté l’étranger des yeux. La neige sur les vêtements de l’inconnu gouttait à ses pieds. Elle ne percevait de lui qu’une main à la peau blanche qui transférait, à l’aide d’une cuillère en bois, du ragoût de son bol à sa bouche. Caché dans l’ombre d’une cape noire, le reste de sa personne demeurait un mystère. Personne d’autre qu’Alexi ne l’avait remarqué ; on buvait, parlait et plaisantait avec animation, aveugle à ce qui se déroulait à quelques mètres de là.

               Le cœur battant, elle rassembla son courage et se dirigea à la table de l’étranger. Elle tira un tabouret et s’installa en face de lui, tremblante, puis enroula une mèche de cheveux roux autour de son index pour se donner une contenance. Il ne leva pas les yeux vers elle.

               — Vous êtes doué pour passer inaperçu, souffla-t-elle.

               L’étranger reposa sa cuillère près de son bol désormais vide. Même d’ici, Alexi ne voyait rien de lui. Elle avisa la petite taille de son interlocuteur mais ne s’en offusqua pas, car elle était plus grande que la plupart des gens.

               — Vous êtes bien celui auquel je pense ?

               Il releva la tête et la lumière accrocha une mèche de cheveux bruns qui tomba devant son visage plongé dans l’ombre. Il ne prononça pas un mot.

               — Êtes-vous un homme ou une femme ? Certains disent l’un, certains disent l’autre.

               Un rire sortit de sous la capuche.

               — Ni l’un ni l’autre, répondit l’étranger d’une voix douce. Je suis moi.

               Alexi resta silencieuse quelques instants.

               — J’aimerais connaître votre histoire, insista-t-elle.

               — Si vous fréquentez cet endroit, vous êtes déjà fort bien renseignée. J’ai découvert entre ces murs des sobriquets dont j’ignorais être affublé.

               Les lèvres de la fermière s’étirèrent en un sourire.

              — Allons, un peu de bon sens, vous n’avez pas vécu toutes ces aventures, c’est impossible. Venez à la ferme. Je peux vous offrir le gîte pour l’hiver en échange de la vérité.

               L’étranger se replongea dans le mutisme.

               — S’il vous plaît, s’obstina-t-elle.

               Il étira ses jambes sous la table et croisa les bras. Autour d’eux, personne ne remarquait ce qu’il se passait.

               — Si je vous racontais mes découvertes, je me verrais dans l’obligation de vous tuer après. La vérité coûte cher, je l’ai appris à mes dépens.

               La lampe au-dessus de leur tête vacilla lorsque quelqu’un claqua la porte de la taverne. Un frisson parcourut l’échine d’Alexi, qu’elle transforma en un haussement d’épaules.

               — Je suis invisible ici, vous vous en rendez compte. Personne ne m’a adressé la parole depuis que j’ai passé la porte. Tout ce que je demande, c’est un peu d’évasion. Et je m’y entends pour garder les secrets.

              — Les histoires ne sont que poudre aux yeux, une tapisserie chatoyante qu’on appliquerait sur un mur décrépi. On peut raconter l’aventure, les trahisons et la mort, mais cela n’a rien à voir avec la réalité.

               Alexi souffla par le nez.

               — La mort est une vieille amie à moi.

               — Elle jette en effet son dévolu sur certaines personnes plus que d’autres.

               Sa voix trembla l’espace d’un instant, puis il se leva comme s’ils venaient de mettre fin à la conversation. Dans son mouvement, la fermière, émerveillée, aperçut l’éclat d’une épée accrochée à la ceinture du Bouclier. Le mage bleu posa une pièce sur la table et se fraya un chemin vers la sortie. Alexi fronça les sourcils et s’élança à sa poursuite. Le froid de l’hiver lui mordit les joues et les oreilles, et ses bottes s’enfoncèrent dans la neige presque jusqu’aux genoux. Le Bouclier se dirigeait vers la sortie du village. Allait-il vraiment reprendre la route en pleine nuit par ce froid ?

           — Attendez ! s’écria-t-elle en courant vers lui. Nous n’avons pas terminé notre conversation !

               — Vous ne lâchez jamais l’affaire ? lui demanda l’étranger avec une pointe d’amusement.

               — Laissez-moi au moins voir votre visage.

               Le Bouclier hésita un instant, ôta sa capuche et se retourna quelques secondes avant de la remettre en place. Alexi frémit, les yeux brillants.

               — Me montrerez-vous le chemin de votre ferme ? lança le mage bleu.

               — Vous… vous acceptez ma proposition ?

               — J’accepte.

               Tremblante de froid et d’excitation, elle montra du doigt la direction à emprunter. On apercevait d’ici le bâtiment miteux, silhouette fantomatique dans le blizzard. Ils marchèrent en silence pendant de longues minutes ; le Bouclier ne peinait pas malgré la neige et les rafales qui leur arrivaient en pleine figure.

               Ils traversèrent la cour et passèrent devant l’enclos des cochons. Alexi avait honte d’offrir le gîte au Bouclier dans sa demeure délabrée pleine de courants d’air. Été comme hiver, le travail l’empêchait d’entretenir la vieille ferme, beaucoup trop grande pour elle.

Ils pénétrèrent dans le salon par la porte de derrière car on ne pouvait ouvrir celle de l’entée à cause de la neige, retirèrent leurs capes et leurs bottes, puis Alexi souffla sur les braises pour rallumer le feu dans la cheminée. Le Bouclier s’assit dans un fauteuil instable et se frotta les mains pour les réchauffer.

               Elle fit bouillir de l’eau, y infusa son mélange d’herbes préféré et tendit sa tasse la moins ébréchée au mage bleu, qui la renifla d’un air suspicieux avant d’y tremper les lèvres et de hocher la tête en signe de remerciement.

               La fermière s’installa en face de lui près du feu ronflant. Le silence se prolongea entre eux, pendant lequel ils burent leurs infusions à petites gorgées. Alexi se brûla la langue, mais la chaleur lui plaisait. Au bout d’un moment, elle se racla la gorge.

               — Puisqu’il faut bien commencer quelque part, articula-t-elle, quel est votre nom ?

               Le Bouclier leva ses yeux noisette vers elle. Un regard profond, qui invitait à l’intimité et à la confiance.

               — Je m’appelle Adriel de Montfleury, répondit-il. Mais ça, ce n’est pas le début de mon histoire, c’en est la fin.




Épilogue

​Alexi s’éveilla avec la sensation d’avoir fait un très beau rêve. Elle n’ouvrit pas les yeux tout de suite. Pour une fois, enveloppée par la chaleur dès le réveil, elle n’aurait pas à se traîner jusqu’à la cheminée, emmitouflée sous plusieurs couches de vêtements pour contenir ses grelottements. Elle profita pendant quelques minutes encore de la douceur de la couverture sur ses épaules, du crépitement du feu, de la légèreté au fond de son cœur.

               Puis tout lui revint en mémoire.

               Elle avait invité le Bouclier d’Ascarrade à dormir chez elle.

               Elle ouvrit les yeux d’un coup, soudain parfaitement réveillée, et scruta les alentours. Elle s’était endormie dans la pièce de vie, sur le fauteuil dans lequel elle avait écouté l’histoire du mage bleu. Le feu ronflant indiquait qu’on avait rajouté du bois dans la cheminée quelques heures auparavant. Mais Adriel de Montfleury, lui, avait disparu.

               Elle se leva en retenant la couverture d’une main.

               — Vous êtes là ?

               Seul le silence lui répondit et l’anxiété sauta à la gorge d’Alexi. La solitude. À nouveau. Cette solitude qu’elle haïssait, qui lui avait parfois donné envie de s’arracher le cœur.

               Elle parcourut la maison déserte et chaussa ses vieilles bottes en priant pour que le mage bleu soit parti nourrir les animaux. Mais dans l’entrée, ses affaires avaient disparu, et lorsqu’elle ouvrit la porte elle trouva des traces de pas fraiches, qui dataient d’à peine quelques heures. Elles quittaient la ferme et partaient vers l’Est, loin du village, loin d’elle et de sa vie détestable.

               La jeune femme serra les lèvres pour s’empêcher de pleurer. Son père l’aurait frappée s’il l’avait vue dans cet état à cause d’un étranger.

               Elle referma la porte et se traina jusqu’à la cuisine dans l’espoir de trouver quelque chose à manger. Pour une fois, les animaux passeraient après elle.    

               Après tout, pourquoi le Bouclier aurait-il aspiré à rester ici tout l’hiver ? Il se serait ennuyé, comme Alexi s’ennuyait depuis toujours.

               Oui, mais ils se seraient ennuyés à deux. Ils auraient travaillé ensemble, discuté tous les soirs au coin du feu en buvant des infusions. La vie aurait retrouvé un peu de couleurs, avec quelqu’un pour la partager.

               Alexi dénicha un morceau de pain sec dans lequel elle croqua sans appétit.

               Ce n’est qu’à cet instant qu’elle remarqua la lettre, posée sur le comptoir. Elle ouvrit la bouche quelques secondes, oublia de mâcher son pain, et se rua sur la missive comme si elle pouvait disparaître d’un instant à l’autre.

               L’écriture du mage bleu, petite et pleine de boucles, complexifia l’exercice déjà difficile de la lecture. Elle décrypta la lettre pendant de longues heures, mais chaque mot et chaque courbe tracée par Adriel la réchauffait de l’intérieur.

 

Chère Alexi,

 

               Je te remercie de m’avoir invité, mais je ne reste pas. Le soleil est à peine levé et je reprends la route, il m’est impossible de rester au même endroit plusieurs jours d’affilé. Merci de m’avoir permis de passer la nuit au chaud et de m’avoir écouté parler pendant des heures. Je crois que j’avais besoin de raconter tout ça à quelqu’un qui n’a jamais vécu parmi la noblesse, quelqu’un qui comprend. Je n’avais jamais parlé de ça à personne.

               Je te demande de garder le secret, même si j’ai choisi de courir le risque que tout ça s’ébruite en te narrant mon récit. La réputation et le bonheur de personnes que j’aime sont en jeu.

               Je ne pouvais pas partir sans te confier quelques mots de plus. La vie est précieuse et nous sommes les héros de notre propre histoire. Ton existence n’a pas à se résumer aux murs de cette ferme que tu hais. Le pouvoir de changer les choses et d’être heureux nous appartient. Parfois, cela nécessite simplement un coup de pouce. C’est pourquoi tu trouveras dans le salon une bourse de pièces et une de mes rapières d’entraînement. Vends la ferme, garde un cheval et quitte cet endroit où tu n’as pas ta place. Avec l’argent, achète des vêtements de bonne facture pour prendre la route, passe des tests à la magie — j’ai perçu des choses chez toi, le résultat te surprendra sûrement — et vis ta vie. Il existe des écoles, des facultés de magie, des endroits merveilleux à Ascarrade où tu auras la possibilité de te nourrir de rencontres et de paysages à couper le souffle.

               Et qui sait, un jour peut-être que nos routes se croiseront à nouveau.

               Je te souhaite le bonheur, ainsi que de mener une vie d’aventures, grandes ou petites. N’attends pas de recevoir une insigne pour devenir une héroïne.

​Prends soin de toi,

 

A.